Pouvoir invoquer la liberté académique comme droit opposable implique a priori d’en avoir une définition, un champ d’application, et un régime juridique.
La liberté académique dans les articles.
C’est par un article gratuit en ligne que la plupart des collègues enseignants abordent la question de la liberté académique. D’où l’importance pratique de tels articles, mais leur caractère est parfois trompeur, même quand il n’y a pas intention délibérée de tromper. Il existe un très grand nombre de définitions de la liberté académique ou d’un de ses aspects par différents auteurs (plusieurs par an en ce moment dans le monde, en anglais surtout). La plupart de ces définitions reposent sur certains usages, et/ou sur ce qui semble, selon ces différents auteurs, inhérent aux activités d’enseignement et/ou de recherche.
Signalons tout particulièrement, aux USA, la déclaration de l’association américaine des professeurs d’université (AAUP) de 1940 sur la liberté académique et la permanence dans l’emploi1 (Tenure). Cette déclaration proclame la liberté de la recherche et de publication de ses résultats, la liberté dans les modalités d’enseignement en classe, et la liberté d’expression sans crainte de censure ou de sanction disciplinaire. Cette déclaration évoque également les limites relatives à ces libertés, notamment en considération des buts religieux des institutions employeurs, et des clauses des contrats d’embauche. Cette déclaration se distingue d’un article, car elle émane d’une large collectivité de professeurs d’université et n’est pas l’objet d’un droit d’auteur mais a vocation à être très largement diffusée gratuitement. C’est une définition émanant de la profession elle-même, de ses représentants. Cette déclaration a le mérite d’être historiquement la première à être aussi complète, en incluant en plus les bornes des libertés énoncées et ayant l’aspect d’un « texte » exhaustif et précis. Toutefois, son contenu comme sa genèse sont très marquées par le contexte (notamment religieux) des USA, surtout quant aux limites de la liberté académique. C’est aussi le cas en ce qui concerne la jurisprudence de la Cour suprême des USA en matière de liberté académique. La liberté académique a certes par nature un caractère universel, mais elle se déploie dans un contexte national ou d’union d’Etats, notamment dans un système juridique déterminé (proportions des emplois permanents et contractuels, sensibilité du juge concerné aux libertés fondamentales etc.). De manière générale, il faut donc avoir conscience que chaque article, chaque ouvrage traitant de la liberté académique, chaque déclaration de la profession s’inscrit dans un certain contexte, et n’est jamais totalement transposable à ce qui nous concerne. Il faut parfois y ajouter, parfois y retrancher. Et surtout, ce qui nous importe, en pratique, c’est une définition de la liberté académique qui ait une portée juridique en France.
Où trouver a priori la définition juridique de la liberté académique ?
En droit, si elle existe, la définition donnée par un « texte » (une constitution, un traité international, une loi, un décret) est celle qui prévaut, et ce d’autant plus que le texte se situe au plus haut dans la hiérarchie des normes juridiques (Constitution ou Traité international).
Si aucun « texte » ne définit la notion c’est alors, si elle existe en la matière, la jurisprudence d’une cour suprême nationale ou internationale qui la définit.
Et enfin, si ni un texte ni une jurisprudence ne définissent une notion, on se tourne en général vers de grands auteurs du droit qui en proposent une définition, ce qu’on appelle « la doctrine ».
Mais pour la liberté académique, il existe surtout d’autres sources, bien plus importantes que la doctrine :
- le « droit souple » (« soft law »), constitué pour l’essentiel de recommandations et de résolutions émanant d’organes internationaux ou européens, s’apparente dans sa forme à un « texte », mais il n’a pas de force contraignante par lui-même ; il arrive toutefois que des juridictions européennes ou internationales aillent y puiser ce qui est inhérent à une notion non ou mal précisée dans un « texte » contraignant, car ces recommandations et résolutions ont fait l’objet de débats contradictoires et d’une décision finale quant à leur contenu et leur publication. Et en matière de liberté académique, la Cour de justice de l’union européenne a été puiser dans une telle recommandation en matière de liberté académique (cf. notre article à ce sujet)
- les chartes ou proclamations ou déclarations émanant d’une profession déterminée, comme la déclaration précitée de l’AAUP de 1940
Cas très particulier de la France
Il n’y a pas en France de définition du contenu de la liberté académique et de son champ d’application faisant objet d’un consensus au sein des enseignants du supérieur. En revanche, un consensus a existé au sein des professeurs d’université de droit pour présenter comme l’analyse rigoureuse de la jurisprudence du conseil constitutionnel ce qui en est en vérité une dénaturation, afin d’imposer ce qui leur semble devoir être le champ d’application de la liberté académique. Ce consensus des professeurs de droit, d’abord éclaté dans différents articles (faussement) « scientifiques », a été systématisé par un professeur de droit public, Olivier BEAUD, dans son ouvrage sur « les libertés universitaires », qui en est la synthèse et une exacerbation : ces libertés selon cet auteur ne concernent que les universités à proprement parler, que les enseignants-chercheurs, et parmi eux surtout voire exclusivement les professeurs d’université. Poussant sa « logique » jusqu’au bout, Olivier BEAUD , dans une émission de radio2 et dans différents séminaires et colloques, va jusqu’à considérer que s’agissant d’un PRAG (en l’occurrence M. Kinzler, le PRAG d’allemand de Science Po Grenoble, à propos de la controverse sur un colloque relatif notamment l’islamophobie, et aux menaces dont ce PRAG a été la cible3), on ne peut pas, on ne doit jamais parler de liberté académique s’agissant des PRAG, puisque selon lui elle ne s’appliquerait pas à ces enseignants.
Avoir laissé en France le monopole du discours sur la liberté académique à quelques professeurs de droit, que ce soit dans les médias ou dans les écrits prétendument rigoureux en droit, a donc abouti à une conception dénaturée de la liberté académique ; qui en outre ne tient aucun compte du droit européen ou international en la matière, ni du fait que l’enseignement de la plupart des disciplines, des sciences notamment, a un caractère très largement transnational. Bref, en France, c’est un petit nombre d’intégristes du droit qui, à la manière d’intégristes religieux dans d’autres pays, nous ont largement imposé une conception dénaturée et même absurde de la liberté académique, hélas largement consacrée par les juridictions administratives pour qui elle tient lieu de religion d’État (cf. notre article sur La liberté académique dans la jurisprudence française). Alors qu’en Allemagne au XIXe siècle puis aux USA au début du XXe siècle ce ne sont pas des juristes qui ont été à l’origine des conceptions et des développements de la liberté académique, si bien qu’elle y est bien plus adaptée à l’ensemble de la profession, dont les préoccupations n’ont pas grand-chose à voir avec les obsessions de certains professeurs de droit français. Clémenceau disait que « la guerre c'est une chose trop grave pour la confier à des militaires», eh bien la liberté académique, notamment sa définition et son champ d’application, même si elle a des aspects juridiques, est une chose bien trop importante pour être abandonnée à quelques professeurs de droit. Ils ont d’ailleurs contribué à leur propre perte, emportés comme les autres par la managérisation des universités, en dépit de leurs protestations indignées.
Conclusion.
C’est pourquoi il faut se tourner vers la recommandation de l’UNESCO de 1997 relative à la condition du personnel enseignant de l'enseignement supérieur, sans doute l’instrument juridique le mieux adapté à l’ensemble des établissements d’enseignement supérieur et à l’ensemble de leurs enseignants (cf. notre article sur le sujet), et vers la jurisprudence européenne en matière de liberté académique qui a été y puiser pour en préciser les implications (cf. notre article sur le sujet).
1 https://www.aaup.org/report/1940-statement-principles-academic-freedom-and-tenure
2 https://www.franceculture.fr/emissions/l-invite-e-des-matins-du-samedi/olivier-beaud
3 Cf. https://blog.mondediplo.net/le-management-contre-les-libertes-academiques