dimanche 13 novembre 2022

Raisons et arguments de la réclamation du SAGES adressée au CEDS

Comme l’a relevé la CJUE dans son arrêt du 6 octobre 2020 (cf. notre article sur La liberté académique dans la jurisprudence européenne avant l’action du SAGES), « la liberté académique comporte également une dimension institutionnelle et organisationnelle » qui est l’aspect collectif de la liberté académique. Elle se traduit par la participation des pairs de l’enseignement supérieur à tout ce qui touche à la carrière, qu’il s’agisse du recrutement, de l’évaluation et de la promotion, ou des sanctions disciplinaires, pour éviter l’arbitraire d’une seule personne et le risque de soumission qui en découle. L’évaluation et la promotion des PRAG et des PRCE sont des atteintes permanentes à la liberté académique, car en droit comme dans les faits elles relèvent principalement voire exclusivement de leur président ou directeur ou de la personne à laquelle ces « chefs » ont délégué leurs prérogatives en la matière. Faire dépendre l’évaluation d’une seule personne, qui de plus n’est le plus souvent pas de la même discipline que la personne évaluée, ce n’est pas une évaluation par les pairs mais une relation hiérarchique. C’est surtout un instrument pour récompenser les enseignants soumis à la hiérarchie et sanctionner les autres. Donc une atteinte manifeste et permanente à la liberté académique, puisque l’exercice d’une liberté d’enseignement et d’expression qui est inscrite dans le droit et qui est aussi une exigence propre à l’enseignement supérieur peut être sanctionnée ou contrainte par une seule personne. Ce type d’évaluation n’empêche pas de se comporter en toute indépendance, de ne pas se préoccuper de plaire ou du moins de ne pas déplaire au « supérieur » en ne le considérant pas comme un supérieur, mais se paie très cher en matière d’avancement et de promotion pour de nombreux PRAG et PRCE. Le SAGES a déjà attaqué au contentieux il y a une vingtaine d’années déjà ces modalités d’évaluation et de promotion des PRAG, reposant sur une notation purement administrative, mais le Conseil d’État nous a débouté, en refusant délibérément une première fois de tenir compte des exigences propres à l’enseignement supérieur et à ses enseignants s’agissant des PRAG, et notamment concernant leur indépendance (cf. notre article sur La liberté académique dans la jurisprudence française). Nous n’avons pas abandonné nos analyses et revendications à ce sujet, mais il faudra un état du droit plus propice pour y revenir et la réclamation dont il est ici question (cf. ci-dessous) a aussi propos d’y contribuer. Il y a d’autres atteintes à la liberté académique des PRAG et des PRCE qui sont à la fois plus rares et moins perceptibles mais très significatives au plan symbolique et qui peuvent avoir de très graves conséquences. Ce sont celles qui touchent au régime disciplinaire des PRAG et des PRCE. L’une de ces atteintes est déjà ancienne, c’est l’absence de représentant des PRAG et PRCE au CNESER1 statuant en matière disciplinaire, qui est la juridiction disciplinaire d’appel et, dans certains cas, la seule juridiction disciplinaire universitaire intervenant dans une procédure. C’est le seul exemple dans toute la fonction publique d’organe disciplinaire composé d’élus du personnels excluant la représentation de certains personnels qui en relèvent ! Et elle a une importance aussi bien symbolique que pratique en faisant apparaître les PRAG et le PRCE se retrouvant devant le CNESER disciplinaire comme ne jouissant pas pleinement non plus de la l’aspect individuel de la liberté académique. L’autre atteinte est plus récente et elle a été beaucoup plus difficile à découvrir, car elle résulte d’un considérant du Conseil d’État dans un arrêt 12 février 2021 (affaire n° 436379) et n’a pas été mise en exergue dans les revues juridiques. Avant cet arrêt, selon le droit en vigueur, l’administration (ministre, recteur, chef d’établissement) ne pouvait pas infliger directement une sanction à un PRAG ou un PRCE, son rôle se limitant à pouvoir saisir la juridiction universitaire locale qui rendait son jugement, lequel peut faire l’objet d’un appel, soit du PRAG ou du PRCE, soit de l’administration. La sanction maximale encourue par le PRAG ou le PRCE selon la procédure disciplinaire universitaire, c’est le renvoi dans le second degré, et selon le droit en vigueur avant cet arrêt du Conseil d’État, ce n’est qu’une fois exclu de l’enseignement supérieur que le professeur agrégé ou certifié pouvait faire l’objet d’une sanction disciplinaire par l’administration selon la procédure de droit commun applicable à tous les fonctionnaires ne jouissant pas d’une indépendance fonctionnelle (contrairement aux magistrats et universitaires), qui peut aller jusqu’à la révocation. Cette impossibilité pour l’administration de sanctionner directement un PRAG ou un PRCE se justifie par la nécessité de protéger l’exercice de sa liberté académique individuelle au moyen de la liberté académique collective qui en l’occurrence prend la forme d’un jugement par les pairs. Mais pour justifier la suspension contestée d’un PRCE qui avait été prononcée sur un fondement juridique inapproprié par son recteur, le Conseil d’État, dans l’arrêt précité, a considéré que l’administration pouvait s’affranchir de la saisine de la juridiction disciplinaire universitaire de pairs et infliger directement une sanction disciplinaire à un PRAG ou un PRCE. Il ne s’agit pas de contester que ce PRCE devait faire l’objet d’une suspension ni d’une révocation ensuite, d’autant qu’il a par ailleurs fait l’objet d’une condamnation pénale pour des agissements particulièrement répréhensibles. Mais suite à cet arrêt du Conseil d’État un PRAG ou un PRCE peut se voir infliger une sanction disciplinaire par le ministre (PRAG) ou le recteur (PRCE) simplement pour avoir refusé de se conformer à des instructions de son chef d’établissement portant atteinte à sa liberté académique, ou pour avoir critiqué la politique gouvernementale ou rectorale ou de son établissement en matière d’enseignement ! Que reste-t-il de la liberté académique avec une telle menace, sachant qu’au bout de la chaîne contentieuse c’est le Conseil d’État comme juge de cassation qui statue ? Car admettre que l’administration puisse sanctionner directement un PRAG ou un PRCE c’est légitimer d’avance comme fondés les critères de sanction en vigueur pour les fonctionnaires ne jouissant pas d’une indépendance fonctionnelle et d’une liberté d’expression exorbitante du droit commun. En théorie, le Conseil d’État doit respecter la loi, donc l’article L 952-2 du Code de l’éducation qui protège l’indépendance des PRAG et des PRCE (cf. notre article sur la liberté académique sous forme explicite dans les « textes » applicables en France). Mais en pratique, il a déjà méconnu la garantie collective de l’indépendance et de la liberté d’expression dans l’exercice des fonctions qui y est inscrite, si bien qu’on ne peut raisonnablement présumer qu’il respectera les aspects individuels de cette indépendance et de cette liberté d’expression comme juge de cassation. Cet arrêt est donc une très grave atteinte à la liberté académique des PRAG et des PRCE, aussi bien individuelle (les PRAG et les PRCE potentiellement concernés) que collective (les PRAG et les PRCE siégeant dans les juridictions disciplinaires universitaires sont privées du pouvoir de juger leurs pairs). C’est l’aspect individuel du considérant en cause du Conseil d’État qui est le plus manifestement préjudiciable aux PRAG et aux PRCE. Mais un recours contre la modification du droit en vigueur opéré par ce considérant contra legem (allant à l’encontre de la loi), pour être efficace, doit éviter de devoir passer par le même Conseil d’État. Or si le droit de l’union européenne est a priori invocable à l’encontre d’un tel considérant, il ne peut être invoqué que sous la forme d’une « question préjudicielle » soulevée dans le cadre d’un litige pendant devant une juridiction administrative. Cette question consiste à demander au juge administratif de bien vouloir interroger la CJUE sur la conformité de la disposition contestée du droit national au droit de l’union européenne. Peut-on sérieusement imaginer que le Conseil d’État ou une autre juridiction administrative soumette à l’examen de la CJUE ce qui n’est pas un « texte » du droit national, mais l’usage qu’en fait l’administration, consacré et même amplifié par le même Conseil d’État ? Il faudrait alors attendre patiemment d’avoir épuisé toutes les voies de recours internes, puis adresser une plainte à la commission de l’union européenne, sans être certain d’ailleurs qu’elle se montre aussi protectrice de la liberté académique que la CJUE. En résumé, une telle voie de recours ne pourrait avoir que des résultats lointains et incertains ; elle est en outre compliquée au plan technique et, n’étant pas totalement dispensée du recours à un avocat, coûteuse. Il nous a donc fallu trouver une autre voie de recours, évitant le passage devant le Conseil d’État. Et il n’en existe qu’une seule, c’est la réclamation devant le CEDS (Comite Européen des Droits Sociaux), qui peut être saisi par des syndicats et certaines ONG. Le SAGES a déjà saisi le CEDS en 2004 (réclamation n°26), c’était à propos du droit de contester le résultat des élections au CNESER. Pour avoir gain de cause devant le CEDS, nos devons remplir plusieurs conditions : - être considérés comme représentatifs aux yeux du CEDS et selon ses propres critères ; nous y sommes parvenus avec notre réclamation de 2004, il n’y a donc pas a priori de raison pour que nous n’y parvenions pas à nouveau, du moins en ce qui concerne les PRAG et les PRCE (car nous avons aussi invoqué ce qui concerne les enseignants contractuels) - pouvoir prouver que ce que nous attaquons dans le droit ou les pratiques nationales nous fait grief, ce qui est assez aisé ici - pouvoir prouver que ce qui nous fait grief méconnaît une ou plusieurs dispositions de la « Charte sociale Européenne révisée » (CSE en abrégé), seules ou combinées. Cette dernière condition est la plus difficile à satisfaire, car la liberté académique ne figure pas explicitement dans la CSE, et la liberté d’expression non plus. En outre, la plupart des dispositions de la CSE laissent une large marge aux Etats, sans exiger de mesures particulières concrétisant la mise en œuvre des principes généraux qui y sont énoncés. Mais selon l’article E de la CSE et la jurisprudence associée du CEDS, il ne doit pas y avoir de discrimination de traitement entre groupes de personnes placées dans des situations comparables ; et à cet égard les marges des Etats sont très faibles, les différences de traitement ne doivent pas être disproportionnées, leur but doit être raisonnable, et elles doivent reposer sur des justifications objectives. La comparaison en droit et en fait avec les enseignants-chercheurs joue donc un rôle primordial dans la réclamation, étayée par un rapport de l’inspection générale de 2016 sur la place des agrégés dans l’enseignement supérieur) et par les très nombreuses assimilations entre enseignants-chercheurs et autres enseignants dans le Code de l’éducation. Cet article E de la CSE ne peut toutefois être invoqué qu’en combinaison avec d’autres articles de la CSE, il a donc fallu invoquer des articles de la CSE auxquels la liberté académique puisse se rattacher. Et ce sont les suivants : - l’article 22 de la CSE portant sur le droit des travailleurs de participer à la détermination des conditions de travail ; en prouvant que les décisions des juridictions disciplinaires universitaires (CNESER disciplinaire compris) ne rendent pas que des décisions individuelles, mais contribuent à la détermination des conditions de travail en précisant et en distinguant ce qui est fautif et passible d’une sanction disciplinaire et ce qui relève de l’exercice de la liberté académique individuelle ; en prouvant donc que de ne pas avoir de représentation au CNESER disciplinaire est une méconnaissance discriminatoire de ce droit de participation puisque les enseignants-chercheurs ont cette représentation ; et en prouvant que soustraire des PRAG et des PRCE au jugement de leurs pairs pour leur infliger directement une sanction est une atteinte discriminatoire à la participation à la détermination des conditions de travail - l’article 10 de la CSE relatif au droit à la formation professionnelle, car il inclut les formations de type universitaire, et ce droit des étudiants implique, pour être pleinement exercé, que leurs enseignants jouissent de la liberté académique (cf. notamment notre article sur la liberté académique selon la Recommandation de l’UNESCO de 1997, et notre article sur la liberté académique dans la jurisprudence européenne avant l’action du SAGES qui explique en quoi la CJUE a donné une force contraignante à cette recommandation) Le point qui va sans doute être le plus disputé avec le gouvernement français devant le CEDS tient à une condition d’applicabilité de l’article 22 de la CSE : il faut prouver que les établissements d’enseignement supérieur poursuivent un « but économique ». Nous en avons apporté une première démonstration, en nous fondant d’une part sur les buts économiques que le code de l’éducation assigne explicitement à ces établissements, et d’autre part sur la nécessité pour ces établissements d’avoir des « ressources propres » pour compenser les dotations financières insuffisantes des collectivités publiques pour équilibrer leurs budgets. « Ressources propres » qui proviennent notamment de la formation continue et plus généralement des diplômes d’université (non nationaux). Et nous avons déjà prévu de compléter cette argumentation par diverses autres considérations, dans nos écritures en réplique, dont certaines sont très techniques. Ce qui précède n’est qu’une présentation des aspects principaux de notre réclamation (de référence n°211/2022). Elle est téléchargeable dans son intégralité2. Vous y trouverez aussi les références manquantes de cet article, et beaucoup d’autres. Denis ROYNARD Président du SAGES. (1): Conseil National de l’Enseignement Supérieur Et de la Recherche. (2): https://www.coe.int/fr/web/european-social-charter/-/no-211-2022-syndicat-des-agreges-de-l-enseignement-superieur-sages-v-france

1 commentaire:

  1. J'ai été interné trois ans et mis à pied, après 30 ans de service, par le président de l'université de Perpignan, Yvan Auguet

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Immixtion croissante de l'administration dans le contenu des cours et des examens à l'Université : l'exemple étasunien.

https://academicfreedom.org/making-a-critical-difference-a-conversation-with-professor-lars-jensen/ #Liberté Académique