dimanche 13 novembre 2022

Raisons et arguments de la réclamation du SAGES adressée au CEDS

Comme l’a relevé la CJUE dans son arrêt du 6 octobre 2020 (cf. notre article sur La liberté académique dans la jurisprudence européenne avant l’action du SAGES), « la liberté académique comporte également une dimension institutionnelle et organisationnelle » qui est l’aspect collectif de la liberté académique. Elle se traduit par la participation des pairs de l’enseignement supérieur à tout ce qui touche à la carrière, qu’il s’agisse du recrutement, de l’évaluation et de la promotion, ou des sanctions disciplinaires, pour éviter l’arbitraire d’une seule personne et le risque de soumission qui en découle. L’évaluation et la promotion des PRAG et des PRCE sont des atteintes permanentes à la liberté académique, car en droit comme dans les faits elles relèvent principalement voire exclusivement de leur président ou directeur ou de la personne à laquelle ces « chefs » ont délégué leurs prérogatives en la matière. Faire dépendre l’évaluation d’une seule personne, qui de plus n’est le plus souvent pas de la même discipline que la personne évaluée, ce n’est pas une évaluation par les pairs mais une relation hiérarchique. C’est surtout un instrument pour récompenser les enseignants soumis à la hiérarchie et sanctionner les autres. Donc une atteinte manifeste et permanente à la liberté académique, puisque l’exercice d’une liberté d’enseignement et d’expression qui est inscrite dans le droit et qui est aussi une exigence propre à l’enseignement supérieur peut être sanctionnée ou contrainte par une seule personne. Ce type d’évaluation n’empêche pas de se comporter en toute indépendance, de ne pas se préoccuper de plaire ou du moins de ne pas déplaire au « supérieur » en ne le considérant pas comme un supérieur, mais se paie très cher en matière d’avancement et de promotion pour de nombreux PRAG et PRCE. Le SAGES a déjà attaqué au contentieux il y a une vingtaine d’années déjà ces modalités d’évaluation et de promotion des PRAG, reposant sur une notation purement administrative, mais le Conseil d’État nous a débouté, en refusant délibérément une première fois de tenir compte des exigences propres à l’enseignement supérieur et à ses enseignants s’agissant des PRAG, et notamment concernant leur indépendance (cf. notre article sur La liberté académique dans la jurisprudence française). Nous n’avons pas abandonné nos analyses et revendications à ce sujet, mais il faudra un état du droit plus propice pour y revenir et la réclamation dont il est ici question (cf. ci-dessous) a aussi propos d’y contribuer. Il y a d’autres atteintes à la liberté académique des PRAG et des PRCE qui sont à la fois plus rares et moins perceptibles mais très significatives au plan symbolique et qui peuvent avoir de très graves conséquences. Ce sont celles qui touchent au régime disciplinaire des PRAG et des PRCE. L’une de ces atteintes est déjà ancienne, c’est l’absence de représentant des PRAG et PRCE au CNESER1 statuant en matière disciplinaire, qui est la juridiction disciplinaire d’appel et, dans certains cas, la seule juridiction disciplinaire universitaire intervenant dans une procédure. C’est le seul exemple dans toute la fonction publique d’organe disciplinaire composé d’élus du personnels excluant la représentation de certains personnels qui en relèvent ! Et elle a une importance aussi bien symbolique que pratique en faisant apparaître les PRAG et le PRCE se retrouvant devant le CNESER disciplinaire comme ne jouissant pas pleinement non plus de la l’aspect individuel de la liberté académique. L’autre atteinte est plus récente et elle a été beaucoup plus difficile à découvrir, car elle résulte d’un considérant du Conseil d’État dans un arrêt 12 février 2021 (affaire n° 436379) et n’a pas été mise en exergue dans les revues juridiques. Avant cet arrêt, selon le droit en vigueur, l’administration (ministre, recteur, chef d’établissement) ne pouvait pas infliger directement une sanction à un PRAG ou un PRCE, son rôle se limitant à pouvoir saisir la juridiction universitaire locale qui rendait son jugement, lequel peut faire l’objet d’un appel, soit du PRAG ou du PRCE, soit de l’administration. La sanction maximale encourue par le PRAG ou le PRCE selon la procédure disciplinaire universitaire, c’est le renvoi dans le second degré, et selon le droit en vigueur avant cet arrêt du Conseil d’État, ce n’est qu’une fois exclu de l’enseignement supérieur que le professeur agrégé ou certifié pouvait faire l’objet d’une sanction disciplinaire par l’administration selon la procédure de droit commun applicable à tous les fonctionnaires ne jouissant pas d’une indépendance fonctionnelle (contrairement aux magistrats et universitaires), qui peut aller jusqu’à la révocation. Cette impossibilité pour l’administration de sanctionner directement un PRAG ou un PRCE se justifie par la nécessité de protéger l’exercice de sa liberté académique individuelle au moyen de la liberté académique collective qui en l’occurrence prend la forme d’un jugement par les pairs. Mais pour justifier la suspension contestée d’un PRCE qui avait été prononcée sur un fondement juridique inapproprié par son recteur, le Conseil d’État, dans l’arrêt précité, a considéré que l’administration pouvait s’affranchir de la saisine de la juridiction disciplinaire universitaire de pairs et infliger directement une sanction disciplinaire à un PRAG ou un PRCE. Il ne s’agit pas de contester que ce PRCE devait faire l’objet d’une suspension ni d’une révocation ensuite, d’autant qu’il a par ailleurs fait l’objet d’une condamnation pénale pour des agissements particulièrement répréhensibles. Mais suite à cet arrêt du Conseil d’État un PRAG ou un PRCE peut se voir infliger une sanction disciplinaire par le ministre (PRAG) ou le recteur (PRCE) simplement pour avoir refusé de se conformer à des instructions de son chef d’établissement portant atteinte à sa liberté académique, ou pour avoir critiqué la politique gouvernementale ou rectorale ou de son établissement en matière d’enseignement ! Que reste-t-il de la liberté académique avec une telle menace, sachant qu’au bout de la chaîne contentieuse c’est le Conseil d’État comme juge de cassation qui statue ? Car admettre que l’administration puisse sanctionner directement un PRAG ou un PRCE c’est légitimer d’avance comme fondés les critères de sanction en vigueur pour les fonctionnaires ne jouissant pas d’une indépendance fonctionnelle et d’une liberté d’expression exorbitante du droit commun. En théorie, le Conseil d’État doit respecter la loi, donc l’article L 952-2 du Code de l’éducation qui protège l’indépendance des PRAG et des PRCE (cf. notre article sur la liberté académique sous forme explicite dans les « textes » applicables en France). Mais en pratique, il a déjà méconnu la garantie collective de l’indépendance et de la liberté d’expression dans l’exercice des fonctions qui y est inscrite, si bien qu’on ne peut raisonnablement présumer qu’il respectera les aspects individuels de cette indépendance et de cette liberté d’expression comme juge de cassation. Cet arrêt est donc une très grave atteinte à la liberté académique des PRAG et des PRCE, aussi bien individuelle (les PRAG et les PRCE potentiellement concernés) que collective (les PRAG et les PRCE siégeant dans les juridictions disciplinaires universitaires sont privées du pouvoir de juger leurs pairs). C’est l’aspect individuel du considérant en cause du Conseil d’État qui est le plus manifestement préjudiciable aux PRAG et aux PRCE. Mais un recours contre la modification du droit en vigueur opéré par ce considérant contra legem (allant à l’encontre de la loi), pour être efficace, doit éviter de devoir passer par le même Conseil d’État. Or si le droit de l’union européenne est a priori invocable à l’encontre d’un tel considérant, il ne peut être invoqué que sous la forme d’une « question préjudicielle » soulevée dans le cadre d’un litige pendant devant une juridiction administrative. Cette question consiste à demander au juge administratif de bien vouloir interroger la CJUE sur la conformité de la disposition contestée du droit national au droit de l’union européenne. Peut-on sérieusement imaginer que le Conseil d’État ou une autre juridiction administrative soumette à l’examen de la CJUE ce qui n’est pas un « texte » du droit national, mais l’usage qu’en fait l’administration, consacré et même amplifié par le même Conseil d’État ? Il faudrait alors attendre patiemment d’avoir épuisé toutes les voies de recours internes, puis adresser une plainte à la commission de l’union européenne, sans être certain d’ailleurs qu’elle se montre aussi protectrice de la liberté académique que la CJUE. En résumé, une telle voie de recours ne pourrait avoir que des résultats lointains et incertains ; elle est en outre compliquée au plan technique et, n’étant pas totalement dispensée du recours à un avocat, coûteuse. Il nous a donc fallu trouver une autre voie de recours, évitant le passage devant le Conseil d’État. Et il n’en existe qu’une seule, c’est la réclamation devant le CEDS (Comite Européen des Droits Sociaux), qui peut être saisi par des syndicats et certaines ONG. Le SAGES a déjà saisi le CEDS en 2004 (réclamation n°26), c’était à propos du droit de contester le résultat des élections au CNESER. Pour avoir gain de cause devant le CEDS, nos devons remplir plusieurs conditions : - être considérés comme représentatifs aux yeux du CEDS et selon ses propres critères ; nous y sommes parvenus avec notre réclamation de 2004, il n’y a donc pas a priori de raison pour que nous n’y parvenions pas à nouveau, du moins en ce qui concerne les PRAG et les PRCE (car nous avons aussi invoqué ce qui concerne les enseignants contractuels) - pouvoir prouver que ce que nous attaquons dans le droit ou les pratiques nationales nous fait grief, ce qui est assez aisé ici - pouvoir prouver que ce qui nous fait grief méconnaît une ou plusieurs dispositions de la « Charte sociale Européenne révisée » (CSE en abrégé), seules ou combinées. Cette dernière condition est la plus difficile à satisfaire, car la liberté académique ne figure pas explicitement dans la CSE, et la liberté d’expression non plus. En outre, la plupart des dispositions de la CSE laissent une large marge aux Etats, sans exiger de mesures particulières concrétisant la mise en œuvre des principes généraux qui y sont énoncés. Mais selon l’article E de la CSE et la jurisprudence associée du CEDS, il ne doit pas y avoir de discrimination de traitement entre groupes de personnes placées dans des situations comparables ; et à cet égard les marges des Etats sont très faibles, les différences de traitement ne doivent pas être disproportionnées, leur but doit être raisonnable, et elles doivent reposer sur des justifications objectives. La comparaison en droit et en fait avec les enseignants-chercheurs joue donc un rôle primordial dans la réclamation, étayée par un rapport de l’inspection générale de 2016 sur la place des agrégés dans l’enseignement supérieur) et par les très nombreuses assimilations entre enseignants-chercheurs et autres enseignants dans le Code de l’éducation. Cet article E de la CSE ne peut toutefois être invoqué qu’en combinaison avec d’autres articles de la CSE, il a donc fallu invoquer des articles de la CSE auxquels la liberté académique puisse se rattacher. Et ce sont les suivants : - l’article 22 de la CSE portant sur le droit des travailleurs de participer à la détermination des conditions de travail ; en prouvant que les décisions des juridictions disciplinaires universitaires (CNESER disciplinaire compris) ne rendent pas que des décisions individuelles, mais contribuent à la détermination des conditions de travail en précisant et en distinguant ce qui est fautif et passible d’une sanction disciplinaire et ce qui relève de l’exercice de la liberté académique individuelle ; en prouvant donc que de ne pas avoir de représentation au CNESER disciplinaire est une méconnaissance discriminatoire de ce droit de participation puisque les enseignants-chercheurs ont cette représentation ; et en prouvant que soustraire des PRAG et des PRCE au jugement de leurs pairs pour leur infliger directement une sanction est une atteinte discriminatoire à la participation à la détermination des conditions de travail - l’article 10 de la CSE relatif au droit à la formation professionnelle, car il inclut les formations de type universitaire, et ce droit des étudiants implique, pour être pleinement exercé, que leurs enseignants jouissent de la liberté académique (cf. notamment notre article sur la liberté académique selon la Recommandation de l’UNESCO de 1997, et notre article sur la liberté académique dans la jurisprudence européenne avant l’action du SAGES qui explique en quoi la CJUE a donné une force contraignante à cette recommandation) Le point qui va sans doute être le plus disputé avec le gouvernement français devant le CEDS tient à une condition d’applicabilité de l’article 22 de la CSE : il faut prouver que les établissements d’enseignement supérieur poursuivent un « but économique ». Nous en avons apporté une première démonstration, en nous fondant d’une part sur les buts économiques que le code de l’éducation assigne explicitement à ces établissements, et d’autre part sur la nécessité pour ces établissements d’avoir des « ressources propres » pour compenser les dotations financières insuffisantes des collectivités publiques pour équilibrer leurs budgets. « Ressources propres » qui proviennent notamment de la formation continue et plus généralement des diplômes d’université (non nationaux). Et nous avons déjà prévu de compléter cette argumentation par diverses autres considérations, dans nos écritures en réplique, dont certaines sont très techniques. Ce qui précède n’est qu’une présentation des aspects principaux de notre réclamation (de référence n°211/2022). Elle est téléchargeable dans son intégralité2. Vous y trouverez aussi les références manquantes de cet article, et beaucoup d’autres. Denis ROYNARD Président du SAGES. (1): Conseil National de l’Enseignement Supérieur Et de la Recherche. (2): https://www.coe.int/fr/web/european-social-charter/-/no-211-2022-syndicat-des-agreges-de-l-enseignement-superieur-sages-v-france

vendredi 11 novembre 2022

Qu’est-ce que la liberté académique en droit ?

Pouvoir invoquer la liberté académique comme droit opposable implique a priori d’en avoir une définition, un champ d’application, et un régime juridique. La liberté académique dans les articles. C’est par un article gratuit en ligne que la plupart des collègues enseignants abordent la question de la liberté académique. D’où l’importance pratique de tels articles, mais leur caractère est parfois trompeur, même quand il n’y a pas intention délibérée de tromper. Il existe un très grand nombre de définitions de la liberté académique ou d’un de ses aspects par différents auteurs (plusieurs par an en ce moment dans le monde, en anglais surtout). La plupart de ces définitions reposent sur certains usages, et/ou sur ce qui semble, selon ces différents auteurs, inhérent aux activités d’enseignement et/ou de recherche. Signalons tout particulièrement, aux USA, la déclaration de l’association américaine des professeurs d’université (AAUP) de 1940 sur la liberté académique et la permanence dans l’emploi1 (Tenure). Cette déclaration proclame la liberté de la recherche et de publication de ses résultats, la liberté dans les modalités d’enseignement en classe, et la liberté d’expression sans crainte de censure ou de sanction disciplinaire. Cette déclaration évoque également les limites relatives à ces libertés, notamment en considération des buts religieux des institutions employeurs, et des clauses des contrats d’embauche. Cette déclaration se distingue d’un article, car elle émane d’une large collectivité de professeurs d’université et n’est pas l’objet d’un droit d’auteur mais a vocation à être très largement diffusée gratuitement. C’est une définition émanant de la profession elle-même, de ses représentants. Cette déclaration a le mérite d’être historiquement la première à être aussi complète, en incluant en plus les bornes des libertés énoncées et ayant l’aspect d’un « texte » exhaustif et précis. Toutefois, son contenu comme sa genèse sont très marquées par le contexte (notamment religieux) des USA, surtout quant aux limites de la liberté académique. C’est aussi le cas en ce qui concerne la jurisprudence de la Cour suprême des USA en matière de liberté académique. La liberté académique a certes par nature un caractère universel, mais elle se déploie dans un contexte national ou d’union d’Etats, notamment dans un système juridique déterminé (proportions des emplois permanents et contractuels, sensibilité du juge concerné aux libertés fondamentales etc.). De manière générale, il faut donc avoir conscience que chaque article, chaque ouvrage traitant de la liberté académique, chaque déclaration de la profession s’inscrit dans un certain contexte, et n’est jamais totalement transposable à ce qui nous concerne. Il faut parfois y ajouter, parfois y retrancher. Et surtout, ce qui nous importe, en pratique, c’est une définition de la liberté académique qui ait une portée juridique en France. Où trouver a priori la définition juridique de la liberté académique ? En droit, si elle existe, la définition donnée par un « texte » (une constitution, un traité international, une loi, un décret) est celle qui prévaut, et ce d’autant plus que le texte se situe au plus haut dans la hiérarchie des normes juridiques (Constitution ou Traité international). Si aucun « texte » ne définit la notion c’est alors, si elle existe en la matière, la jurisprudence d’une cour suprême nationale ou internationale qui la définit. Et enfin, si ni un texte ni une jurisprudence ne définissent une notion, on se tourne en général vers de grands auteurs du droit qui en proposent une définition, ce qu’on appelle « la doctrine ». Mais pour la liberté académique, il existe surtout d’autres sources, bien plus importantes que la doctrine : - le « droit souple » (« soft law »), constitué pour l’essentiel de recommandations et de résolutions émanant d’organes internationaux ou européens, s’apparente dans sa forme à un « texte », mais il n’a pas de force contraignante par lui-même ; il arrive toutefois que des juridictions européennes ou internationales aillent y puiser ce qui est inhérent à une notion non ou mal précisée dans un « texte » contraignant, car ces recommandations et résolutions ont fait l’objet de débats contradictoires et d’une décision finale quant à leur contenu et leur publication. Et en matière de liberté académique, la Cour de justice de l’union européenne a été puiser dans une telle recommandation en matière de liberté académique (cf. notre article à ce sujet) - les chartes ou proclamations ou déclarations émanant d’une profession déterminée, comme la déclaration précitée de l’AAUP de 1940 Cas très particulier de la France Il n’y a pas en France de définition du contenu de la liberté académique et de son champ d’application faisant objet d’un consensus au sein des enseignants du supérieur. En revanche, un consensus a existé au sein des professeurs d’université de droit pour présenter comme l’analyse rigoureuse de la jurisprudence du conseil constitutionnel ce qui en est en vérité une dénaturation, afin d’imposer ce qui leur semble devoir être le champ d’application de la liberté académique. Ce consensus des professeurs de droit, d’abord éclaté dans différents articles (faussement) « scientifiques », a été systématisé par un professeur de droit public, Olivier BEAUD, dans son ouvrage sur « les libertés universitaires », qui en est la synthèse et une exacerbation : ces libertés selon cet auteur ne concernent que les universités à proprement parler, que les enseignants-chercheurs, et parmi eux surtout voire exclusivement les professeurs d’université. Poussant sa « logique » jusqu’au bout, Olivier BEAUD , dans une émission de radio2 et dans différents séminaires et colloques, va jusqu’à considérer que s’agissant d’un PRAG (en l’occurrence M. Kinzler, le PRAG d’allemand de Science Po Grenoble, à propos de la controverse sur un colloque relatif notamment l’islamophobie, et aux menaces dont ce PRAG a été la cible3), on ne peut pas, on ne doit jamais parler de liberté académique s’agissant des PRAG, puisque selon lui elle ne s’appliquerait pas à ces enseignants. Avoir laissé en France le monopole du discours sur la liberté académique à quelques professeurs de droit, que ce soit dans les médias ou dans les écrits prétendument rigoureux en droit, a donc abouti à une conception dénaturée de la liberté académique ; qui en outre ne tient aucun compte du droit européen ou international en la matière, ni du fait que l’enseignement de la plupart des disciplines, des sciences notamment, a un caractère très largement transnational. Bref, en France, c’est un petit nombre d’intégristes du droit qui, à la manière d’intégristes religieux dans d’autres pays, nous ont largement imposé une conception dénaturée et même absurde de la liberté académique, hélas largement consacrée par les juridictions administratives pour qui elle tient lieu de religion d’État (cf. notre article sur La liberté académique dans la jurisprudence française). Alors qu’en Allemagne au XIXe siècle puis aux USA au début du XXe siècle ce ne sont pas des juristes qui ont été à l’origine des conceptions et des développements de la liberté académique, si bien qu’elle y est bien plus adaptée à l’ensemble de la profession, dont les préoccupations n’ont pas grand-chose à voir avec les obsessions de certains professeurs de droit français. Clémenceau disait que « la guerre c'est une chose trop grave pour la confier à des militaires», eh bien la liberté académique, notamment sa définition et son champ d’application, même si elle a des aspects juridiques, est une chose bien trop importante pour être abandonnée à quelques professeurs de droit. Ils ont d’ailleurs contribué à leur propre perte, emportés comme les autres par la managérisation des universités, en dépit de leurs protestations indignées. Conclusion. C’est pourquoi il faut se tourner vers la recommandation de l’UNESCO de 1997 relative à la condition du personnel enseignant de l'enseignement supérieur, sans doute l’instrument juridique le mieux adapté à l’ensemble des établissements d’enseignement supérieur et à l’ensemble de leurs enseignants (cf. notre article sur le sujet), et vers la jurisprudence européenne en matière de liberté académique qui a été y puiser pour en préciser les implications (cf. notre article sur le sujet). 1 https://www.aaup.org/report/1940-statement-principles-academic-freedom-and-tenure 2 https://www.franceculture.fr/emissions/l-invite-e-des-matins-du-samedi/olivier-beaud 3 Cf. https://blog.mondediplo.net/le-management-contre-les-libertes-academiques

jeudi 10 novembre 2022

La liberté académique dans la jurisprudence européenne avant l’action du SAGES

Quand la liberté académique ou l’une de ses composantes (liberté d’enseignement ou de recherche notamment) n’est pas expressément inscrite dans une Constitution ou un Traité relatifs aux droits de l’homme, c’est en général à la liberté d’expression qu’elle est rattachée par la jurisprudence (c’est le cas notamment aux USA par la Cour suprême, et en France depuis la décision n° 93-322 DC du Conseil Constitutionnel). C’est le cas dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), la liberté d’expression étant inscrite à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. En pratique, cette jurisprudence de la CEDH ne concerne que les cas extrêmes d’atteinte à un des aspects individuels de la liberté académique (censure, sanction pour le contenu d’un enseignement ou la diffusion de résultats de recherche, atteintes diverses à la liberté d’expression et de critique de l’enseignant ou du chercheur). En outre, la CEDH ne peut intervenir qu’après qu’on ait épuisé les voies de recours interne (tribunal administratif, Cour administrative d’appel, puis Conseil d’Etat comme juge de cassation), donc plusieurs années après. Son utilité est donc très marginale pour le plus grand nombre d’entre nous, aussi nous ne détaillons pas ici sa jurisprudence, qui peut néanmoins avoir une utilité pratique devant une autre juridiction européenne (cf. la réclamation au CEDS du SAGES). S’agissant de la CJUE, il aura fallu attendre que le gouvernement hongrois entrave par tous les moyens possibles l’activité de l’université privée installée par le milliardaire Georges SOROS à Budapest pour que cette Cour soit conduite à dire le droit de manière utile relativement à la liberté académique dans son arrêt du 6 octobre 2020 (affaire C-66/18, Commission / Hongrie). Ce sont surtout des atteintes aux libertés économiques qui ont été sanctionnées par la CJUE (bien que l’objectif principal du milliardaire Georges SOROS avec cette université privée n’était à l’évidence pas l’appât du gain mais d’occidentaliser davantage la Hongrie), l’atteinte à la liberté académique venant en plus. Car d’une part l’Union Européenne est avant tout un marché économique unique avant d’être culturelle et sociale, et d’autre part la liberté académique, inscrite à l’article 13 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne n’est pas directement invocable seule (cf. notre article sur La liberté académique sous forme explicite dans les « textes » applicables en France). Mais cet arrêt a un apport jurisprudentiel considérable concernant la liberté académique, car : - au point n°227 de son arrêt la CJUE, « la Cour considère utile, aux fins d’éclairer les différents éléments propres à la liberté académique […] de prendre en considération le contenu de la recommandation 1762 (2006), adoptée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe le 30 juin 2006 et intitulée « Liberté académique et autonomie des universités », dont il ressort que la liberté académique comporte également une dimension institutionnelle et organisationnelle, le rattachement à une infrastructure étant une condition essentielle à l’exercice des activités d’enseignement et de recherche » ; et qu’« est également pertinent le point 18 de la recommandation [de l’UNESCO de 1997 sur la condition du personnel enseignant de l’enseignement supérieur] aux termes duquel « [l]’autonomie est l’expression institutionnelle des libertés académiques et une condition nécessaire pour que les enseignants et les établissements de l’enseignement supérieur puissent s’acquitter des fonctions qui leur incombent ». - la Cour a par ailleurs rappelé que « le point 19 de cette recommandation de l’UNESCO précise qu’[i]l est du devoir des États membres de protéger l’autonomie des établissements d’enseignement supérieur contre toute menace, d’où qu’elle vienne » . La CJUE arrive à ces considérants en suivant les principes généraux d’interprétation du droit international, notamment ceux qui sont inscrits dans la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969. Ces principes doivent évidemment être transposés à tous les aspects de la liberté académique, pas seulement sa dimension institutionnelle et organisationnelle qui était en jeu dans l’affaire précitée. Et à cette fin il convient de prendre en considération toutes les recommandations pertinentes, ainsi que les résolutions (qui, comme les recommandations, n’ont pas de force contraignante par elle-mêmes). Par ailleurs, les raisonnements des différentes cours européennes sont repris par les autres cours. L’apport jurisprudentiel de cet arrêt de la CJUE concerne donc non seulement le droit de l’Union européenne, mais également les autres cours européennes, même si depuis il n’a pas encore donné lieu à d’autres décisions européennes. Cet arrêt constitue évidemment un des piliers de la recommandation adressée au CEDS (cf. notre article à ce sujet), dont la future décision va préciser et enrichir la jurisprudence européenne en matière de liberté académique. Que le SAGES soit la première organisation syndicale à intenter une action européenne de grande envergure relative à la liberté académique suite à cet arrêt de la CJUE s’explique par le constat de la Recommandation du Parlement européen du 29 novembre 2018 concernant la défense de la liberté académique dans l’action extérieure de l’Union1 en son point P : « les violations de la liberté académique sont rarement examinées dans le cadre des droits de l’homme, en raison du fait que, d’une part, les défenseurs des droits de l’homme maîtrisent assez peu les questions de liberté académique et, d’autre part, que les accusations font souvent référence à la violation d’autres droits [...] »; « les normes en la matière ne sont [donc] pas suffisamment développées et […] les violations de la liberté académique ne sont pas assez signalées ». 1 https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-8-2018-0483_FR.html

La liberté académique selon la Recommandation de l’UNESCO du 11 novembre 1997 concernant la condition du personnel enseignant de l'enseignement supérieur.

Cette Recommandation de l’UNESCO n’a pas, par elle-même, une force contraignante. Elle a établi une norme (cf. son Préambule), non un texte de loi officiel. Elle résulte néanmoins de la prise en considération des oppositions de certains Etats au projet de texte initial, afin de parvenir à un compromis acceptable pour tous (« Tous les participants [y compris les représentants des États donc, et notamment de la France] ont soutenu le texte adopté, qui est devenu la recommandation étudiée et adoptée par la Conférence générale de l’UNESCO le 11 novembre 1997, sans aucune voix dissidente »1). Cette prise en considération a été et sera essentielle pour que des juges considèrent comme inhérent à l’enseignement supérieur certains aspects de cette recommandation, notamment en matière de liberté académique. Cette Recommandation se fonde, dans son Préambule, sur le « droit à l'éducation, à l'enseignement et à la recherche », qui « ne peut s'exercer pleinement que dans le respect des libertés académiques et de l'autonomie des établissements d'enseignement supérieur ». Avant d’être un droit des enseignants, la liberté académique résulte donc du droit de recevoir un enseignement supérieur digne de ce nom. C’est donc l’objet et la finalité des activités d’enseignement supérieur, la formation d’étudiants, qui exige le respect des libertés académiques. Les étudiants de l’enseignement supérieur doivent pouvoir recevoir un enseignement qui n’est pas contrôlé ou censuré par le pouvoir politique, par un pouvoir économique, par une autorité policière, militaire ou religieuse ; droit qui a pour corollaire que « les enseignants de l'enseignement supérieur ont le droit d'enseigner à l'abri de toute ingérence » (point n°28 de cette recommandation), ce qui implique une pleine liberté d’enseignement des enseignants et une pleine liberté d’expression. Cette Recommandation de l’UNESCO, comme un règlement ou une directive de l’Union Européenne, commence par des définitions, notamment de l’« Enseignement supérieur », de la « Recherche » des « Etablissements d'enseignement supérieur » (qui ne se limitent pas aux universités), et du « Personnel enseignant de l'enseignement supérieur » ; et précise qu’elle « s'applique à l'ensemble du personnel enseignant de l'enseignement supérieur » (et pas seulement aux professeurs d’université et aux enseignants-chercheurs). Cette Recommandation de l’UNESCO considère à son point n°18 que « l'autonomie [des établissements d’enseignement supérieur] est l'expression institutionnelle des libertés académiques et une condition nécessaire pour que les enseignants et les établissements de l'enseignement supérieur puissent s'acquitter des fonctions qui leur incombent ». Et à son point n°21 qu’une véritable autonomie implique la collégialité (donc de ne pas exclure certains enseignants des processus de décision ou de concertation). À son point n° 27, cette Recommandation de l’UNESCO considère : - que « l'exercice des libertés académiques », qui « doit être garanti aux enseignants de l'enseignement supérieur », « englobe la liberté d'enseignement et de discussion en dehors de toute contrainte doctrinale », « le droit d'exprimer librement leur opinion sur l'établissement ou le système au sein duquel ils travaillent » (au sein de l’établissement et en dehors), « le droit de ne pas être soumis à la censure institutionnelle » et de ne pas « avoir à craindre de mesures restrictives ou répressives de la part de l'Etat ou de toute autre source » ; - que « les enseignants du supérieur ne pourront effectivement se prévaloir de ce principe que si le milieu dans lequel ils évoluent s'y prête ». À son point n°33, cette Recommandation de l’UNESCO considère que « le personnel enseignant de l'enseignement supérieur » doit également « respecter les libertés académiques des autres membres de la communauté universitaire » et « accepter la confrontation loyale des différents points de vue ». Même les professeurs d’université doivent donc respecter les libertés académiques des autres enseignants du supérieur, et donc ne pas se contenter de leur opposer des arguments d’autorité tenant à leur position hiérarchique. À son point n°45, cette Recommandation de l’UNESCO considère que « le régime de la permanence lorsqu'il existe, ou le cas échéant son équivalent fonctionnel, constitue l'un des principaux instruments de préservation des libertés académiques et de protection contre les décisions arbitraires ». À son point n°48, cette Recommandation de l’UNESCO considère que les sanctions disciplinaires ne doivent pouvoir être infligées aux enseignants du supérieur qu’avec la participation de « pairs de l’intéressé réunis en collège indépendant ». Cette Recommandation de l’UNESCO considère également que la procédure relative aux sanctions disciplinaires relève des « condtions d’emploi ». En résumé, les libertés académiques selon cette Recommandation de l’UNESCO se composent de libertés individuelles de faire et de s’exprimer (au sein des établissements d’enseignement supérieur et en dehors), et d’un contexte garantissant ces libertés individuelles, notamment l’autonomie des établissements universitaires et la participation des pairs aux différents processus internes à ces établissements, notamment au processus disciplinaire. Nous recommandons évidemment la lecture complète de cette Recommandation de l’UNESCO, et nous en citerons d’autres passages dans de futurs articles

Immixtion croissante de l'administration dans le contenu des cours et des examens à l'Université : l'exemple étasunien.

https://academicfreedom.org/making-a-critical-difference-a-conversation-with-professor-lars-jensen/ #Liberté Académique