jeudi 10 novembre 2022

La liberté académique dans la jurisprudence européenne avant l’action du SAGES

Quand la liberté académique ou l’une de ses composantes (liberté d’enseignement ou de recherche notamment) n’est pas expressément inscrite dans une Constitution ou un Traité relatifs aux droits de l’homme, c’est en général à la liberté d’expression qu’elle est rattachée par la jurisprudence (c’est le cas notamment aux USA par la Cour suprême, et en France depuis la décision n° 93-322 DC du Conseil Constitutionnel). C’est le cas dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), la liberté d’expression étant inscrite à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. En pratique, cette jurisprudence de la CEDH ne concerne que les cas extrêmes d’atteinte à un des aspects individuels de la liberté académique (censure, sanction pour le contenu d’un enseignement ou la diffusion de résultats de recherche, atteintes diverses à la liberté d’expression et de critique de l’enseignant ou du chercheur). En outre, la CEDH ne peut intervenir qu’après qu’on ait épuisé les voies de recours interne (tribunal administratif, Cour administrative d’appel, puis Conseil d’Etat comme juge de cassation), donc plusieurs années après. Son utilité est donc très marginale pour le plus grand nombre d’entre nous, aussi nous ne détaillons pas ici sa jurisprudence, qui peut néanmoins avoir une utilité pratique devant une autre juridiction européenne (cf. la réclamation au CEDS du SAGES). S’agissant de la CJUE, il aura fallu attendre que le gouvernement hongrois entrave par tous les moyens possibles l’activité de l’université privée installée par le milliardaire Georges SOROS à Budapest pour que cette Cour soit conduite à dire le droit de manière utile relativement à la liberté académique dans son arrêt du 6 octobre 2020 (affaire C-66/18, Commission / Hongrie). Ce sont surtout des atteintes aux libertés économiques qui ont été sanctionnées par la CJUE (bien que l’objectif principal du milliardaire Georges SOROS avec cette université privée n’était à l’évidence pas l’appât du gain mais d’occidentaliser davantage la Hongrie), l’atteinte à la liberté académique venant en plus. Car d’une part l’Union Européenne est avant tout un marché économique unique avant d’être culturelle et sociale, et d’autre part la liberté académique, inscrite à l’article 13 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne n’est pas directement invocable seule (cf. notre article sur La liberté académique sous forme explicite dans les « textes » applicables en France). Mais cet arrêt a un apport jurisprudentiel considérable concernant la liberté académique, car : - au point n°227 de son arrêt la CJUE, « la Cour considère utile, aux fins d’éclairer les différents éléments propres à la liberté académique […] de prendre en considération le contenu de la recommandation 1762 (2006), adoptée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe le 30 juin 2006 et intitulée « Liberté académique et autonomie des universités », dont il ressort que la liberté académique comporte également une dimension institutionnelle et organisationnelle, le rattachement à une infrastructure étant une condition essentielle à l’exercice des activités d’enseignement et de recherche » ; et qu’« est également pertinent le point 18 de la recommandation [de l’UNESCO de 1997 sur la condition du personnel enseignant de l’enseignement supérieur] aux termes duquel « [l]’autonomie est l’expression institutionnelle des libertés académiques et une condition nécessaire pour que les enseignants et les établissements de l’enseignement supérieur puissent s’acquitter des fonctions qui leur incombent ». - la Cour a par ailleurs rappelé que « le point 19 de cette recommandation de l’UNESCO précise qu’[i]l est du devoir des États membres de protéger l’autonomie des établissements d’enseignement supérieur contre toute menace, d’où qu’elle vienne » . La CJUE arrive à ces considérants en suivant les principes généraux d’interprétation du droit international, notamment ceux qui sont inscrits dans la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969. Ces principes doivent évidemment être transposés à tous les aspects de la liberté académique, pas seulement sa dimension institutionnelle et organisationnelle qui était en jeu dans l’affaire précitée. Et à cette fin il convient de prendre en considération toutes les recommandations pertinentes, ainsi que les résolutions (qui, comme les recommandations, n’ont pas de force contraignante par elle-mêmes). Par ailleurs, les raisonnements des différentes cours européennes sont repris par les autres cours. L’apport jurisprudentiel de cet arrêt de la CJUE concerne donc non seulement le droit de l’Union européenne, mais également les autres cours européennes, même si depuis il n’a pas encore donné lieu à d’autres décisions européennes. Cet arrêt constitue évidemment un des piliers de la recommandation adressée au CEDS (cf. notre article à ce sujet), dont la future décision va préciser et enrichir la jurisprudence européenne en matière de liberté académique. Que le SAGES soit la première organisation syndicale à intenter une action européenne de grande envergure relative à la liberté académique suite à cet arrêt de la CJUE s’explique par le constat de la Recommandation du Parlement européen du 29 novembre 2018 concernant la défense de la liberté académique dans l’action extérieure de l’Union1 en son point P : « les violations de la liberté académique sont rarement examinées dans le cadre des droits de l’homme, en raison du fait que, d’une part, les défenseurs des droits de l’homme maîtrisent assez peu les questions de liberté académique et, d’autre part, que les accusations font souvent référence à la violation d’autres droits [...] »; « les normes en la matière ne sont [donc] pas suffisamment développées et […] les violations de la liberté académique ne sont pas assez signalées ». 1 https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-8-2018-0483_FR.html

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